Les stéroïdes interviennent dans la différenciation gonadique
Au début des années 70, lorsqu'on découvrit le déterminisme du sexe par la température chez les tortues, il était bien établi que des traitements d'embryons ou de larves par des oestrogènes de synthèse pouvaient féminiser des mâles génétiques, chez les oiseaux, les reptiles (lézards), les amphibiens et les poissons. Chez les marsupiaux, on avait obtenu le développement d'ovotestes par un traitement précoce aux oestrogènes de jeunes mâles encore dans la poche; cependant , chez les euthériens, le traitement de femelles gravides par les oestrogènes ou les androgènes ne modifiait pas la différenciation sexuelle des gonades des foetus.
C'est dans ce contexte que fut étudié l'effet de l'injection d'androgène (propionate de testostérone) ou d'oestrogène (benzoate d'oestradiol) dans des oeufs de tortues (
Emys orbicularis,
Testudo gracea).
A une température déterminant le sexe femelle, la testostérone n'inverse pas le phénotype sexuel de la gonade. Mais à une température déterminant le sexe mâle, elle induit la formation d'un cortex de type ovarien, à la surface du testicule (effet féminisant dit "paradoxal").
A une température déterminant le sexe mâle, l'oestradiol induit différents degrés de féminisation des testicules, allant de l'ovotestis à l'ovaire, ces divers degrés dépendant du stade embryonnaire au moment de l'injection et de la dose injectée.
Les grandes similitudes structurales entre ovaires obtenus sous l'effet de la température ou induits par l'oestradiol sont frappantes. De même les ressemblances entre ovotestes obtenus par injection hormonale et gonades intersexués obtenues aux températures pivots indiquent une étroite relation entre la structure de la gonade et le taux d'oestrogène.
Des expériences sur les tortues (notamment
Emys orbicularis) utilisant des oestrogènes, des antioestrogènes ou des inhibiteurs de l'aromatase (l'aromatase permet la transformation des androgènes en oestrogènes) ont donnés des résultats qui prouvent l'intervention précoce des oestrogènes dans la différenciation de l'ovaire.
Les cas où la gonade présente une intersexualité (ovotestis) peuvent se rencontrer dans la nature: des testicules fertiles présentent alors à leurs suface des ovocytes immatures. L'obtention de ce genre de gonades, naturellement, à la température pivot, ou sous l'effet de traitements est expliquée par une légère croissance du taux d'oestrogènes qui est alors suffisant pour induire la formation d'un cortex de type ovarien mais insuffisant pour inhiber le développement de cordons testiculaires. En général, après l'éclosion les taux d'oestrogènes sont insuffisants pour maintenir le cortex ovarien mais parfois quelques cellules germinales peuvent exister encore dans les vestiges du cortex de l'ovotestis.
L'aromatase est le complexe enzymatique qui convertit les androgènes en oestrogènes (l'androstènedione en oestrone et la testostérone en oestradiol). Dans les gonades d'embryons de tortue incubés à 25°C (TM), elle présente une activité très faible durant la période thermosensible et jusqu'à l'éclosion. Alors que dans les gonades d'embryons incubés à 30°C (TF) l'activité de l'aromatase est également très faible au début de la période thermosensible mais augmente de façon exponentielle durant cette période; elle présente une légère diminution au moment de l'éclosion. L'augmentation de l'activité de l'aromatase peut donc être mise en relation avec la féminisation de la gonade.
Dans le cas des ovotestes, et de l'effet féminisant paradoxal de la testostérone, il est possible que l'administration de testostérone exogène en quantité considérable par rapport au niveau normal, active sensiblement, par un mécanisme encore inconnu, la synthèse d'aromatase gonadique.
Une autre enzyme, la 3bêtaHSD (3bêta-hydroxystéroide-déshydrogénase-5ène-4ène-isomérase) qui permet la synthèse de progestérone et d'androgènes à partir du cholestérol, pourrait être impliquée dans le déterminisme thermique du sexe.
On a montré que la 3bêta HSD est présente, avant la période thermosensible, dans les cordons épithéliaux médullaires de la gonade indifférenciée. Cependant, durant la période thermosensible, son activité augmente dans les testicules (cordons testiculaires) en différenciation à une température déterminant le sexe mâle (25°C pour E.orbicularis) alors qu'elle diminue dans les ovaires (medulla) en différenciation à une température déterminant le sexe femelle (30°C pour E.orbicularis). Ainsi, dans les gonades, la synthèse de cette enzyme de la stéroidogénèse est influencée par la température alors qu'elle ne l'est pas dans la corticosurrénale.
Ainsi chez cette tortue, et d'autres espèces présentant un déterminisme thermique du sexe, deux enzymes clé de la stéroidogénèse présentent une activité qui dépend de la température, durant la période de sensibilité à ce facteur. Si l'implication de la 3bêtaHSD dans le déterminisme thermique du sexe demeure inconnue, en revanche, celle de l'aromatase dans la féminisation de la gonade, via les oestrogènes, est démontrée.
Contrôle génétique du sexe et influence de la température
La recherche, chez les espèces présentant un déterminisme thermique du sexe, de gènes homologues à ceux impliqués dans le déterminisme du sexe chez les mammifères a montré de nombreuses ressemblances.
Deux gènes; WT1 et SF1, sont impliqués dans la formation des crêtes génitales (et la stéroïdogénèse pour SF1) chez les mammifères. Des homologues de ces deux gènes ont été trouvés chez les reptiles.
Chez les mammifères, la différenciation testiculaire est gouvernée par le gène SRY. Plusieurs autres gènes sont associés à la différenciation des cellules de Sertoli; en particulier les gènes SOX9 (de la même famille que SRY) et DMRT1 ainsi que le gène de l'AMH (hormone anti-Müllérienne).
On a trouvé chez les reptiles plus de 10 gènes de la famille SOX, mais pas le gène SRY qui semble spécifique des mammifères. Récemment deux transcrits du gène SOX9 ont été identifiés chez une tortue, l'un de 3.9kB et l'autre de 2.2kB (le deuxième correspondant à une coupure du premier). Ces deux transcrits se rencontrent dans l'ensemble mésonéphros/gonade et dans le cerveau à toutes les périodes du développement mais durant la période thermosensible les proportions de ces deux transcrits varient selon la température ambiante. Enfin l'expression de SOX9 a été examinée par hybridation in situ (sonde ARN anti-sens) et par immunohistochimie (anticorps anti-protéine SOX9); ces examens ont montré qu'avant et au début de la période thermosensible ce gène s'exprime dans les gonades aux deux températures d'incubation, mais qu'à la fin de cette période il est exprimé seulement dans les testicules et pas dans les ovaires, alors qu'il s'exprime dans le mésonéphros à toutes ces périodes.
DMRT1 pourrait jouer un rôle clé dans la différenciation testiculaire des reptiles présentant un déterminisme thermique du sexe. En effet, s'il est exprimé dans les gonades indifférenciées (avant la période thermosensible), à température féminisante comme à température masculinisante, il ne l'est plus dans les ovaires en cours de différenciation (pendant la période thermosensible) alors que son expression augmente dans les testicules pendant la même période.
Le gène de l'AMH a été également trouvé, il présente de nombreuses similitudes avec celui des mammifères, mais contrairement à ces derniers, chez l'alligator, son expression dans les testicules précède celle de SOX9. Récemment, l'homologue du gène DAX1 des mammifères a été également mis en évidence chez l'alligator.
Ainsi, il apparaît, qu'à l'exception du gène SRY, tous les gènes intervenant dans la détermination du sexe chez les mamifères ont leurs homologues chez les reptiles dont le sexe est déterminé par la température.
Mais plusieurs questions restent posées:
- ces gènes interviennent-ils ici directement ou indirectement?
- sont-ils contrôlés par les oestrogènes?
- comment la température intervient-elle dans ce processus?
Interactions entre ces différents gènes
Chez les mammifères, SF1 agit comme activateur de la transcription de certains gènes codant pour les enzymes de la stéroïdogénèse, comme l'aromatase. Ce gène SF1 est également impliqué dans l'activation des gènes SOX9 et AMH, tous deux spécifiques de la différenciation testiculaire, avec une amplification de cette transcription quand WT1 interagit avec SF1.
D'un autre côté on sait que l'AMH inhibe l'expression de l'aromatase.
On peut alors supposer que, chez les reptiles dont le sexe dépend de la température, SF1 peut agir comme un facteur masculinisant par l'intermédiaire de SOX9 et AMH ou comme un facteur féminisant par activation de l'aromatase.
DAX1 qui, chez les mammifères, empêche la synergie entre WT1 et SF1, réprimant ainsi la transcription de SOX9 et AMH, peut être considéré comme un facteur féminisant. On ne sait pas si il a le même rôle chez les reptiles ni s'il est impliqué dans le contrôle de l'aromatase par SF1.
Des interactions de DMRT1, facteur masculinisant, sont possibles avec l'un ou plusieurs de ces facteurs.
Le modèle proposé ici suppose que la transcription des gènes masculinisant et féminisant est sous le contrôle des oestrogènes, les gènes masculinisants étant inhibés par ces oestrogènes et les gènes féminisants étant activés. Cependant la cible précise de la température dans ce processus n'est pas réellement connue.
En effet, la température peut inhiber ou activer les gènes de facteurs féminisant ou masculinisant, par exemple en agissant sur SOX9, ou sur les protéines de choc thermique (heat-shock protéin, hsp) impliquées dans la liaison des oestrogènes à leur(s) récepteur(s). Elle peut être impliquée dans la dissociation de la protéine de choc thermique du complexe oestrogène-récepteur qui sera alors activé.
Interactions possibles des homologues des facteurs de détermination du sexe des mammifères avec le gène de l'aromatase chez les reptiles présentant un déterminisme thermique du sexe et cibles possibles de la température (flèches épaisses).
hsp, protéine de choc thermique ; recep, récepteur des oestrogène [size=9]Source: Article de Françoise Jauzein, relu par Claude Pieau